MONACHISME ET MONDE
Introduction
Jean-Luc Molinier
Solitude et communion - Tome I. Fuite du monde
Cerf Patrimoines 2016
Si l’on ouvre les tables analytiques de la revue de spiritualité
monastique Collectanea Cisterciensia à l’entrée « Monachisme et
monde », les articles, écrits dans les années 1970 et le début des
années 1980, évoquent pour la plupart la nécessité d’un
aggiornamento, et portent un regard plutôt positif sur le monde.
Dans les années suivantes, ce thème est davantage abordé sous l’angle
historique1. La réflexion des moines s’est davantage orientée
sur la vie économique des communautés, le renouveau liturgique,
l’œcuménisme et le dialogue interreligieux.
Si l’on compare cette publication avec d’autres revues de spiritualité
ou de théologie chrétienne, on remarque que, depuis le concile, le
rapport au monde n’a pas été la première préoccupation des moines, tant
il est vrai que le problème identitaire s’est posé avec moins d’acuité
pour le monachisme que pour les autres formes de la vie religieuse.
Un autre élément explique ce silence : la réflexion a été appauvrie
depuis un demi-siècle par une continuelle mise en comparaison de la
Règle de saint Benoît avec la Règle du Maître, au détriment
d’un éclairage direct de Benoît par l’ensemble des textes monastiques
qui l’ont précédé, et dont il se déclare lui-même l’héritier. En un
siècle où les moines pouvaient enfin trouver à leur disposition un
trésor de textes monastiques accessibles dans les langues modernes, il
est étrange que la lecture de la Règle de saint Benoît n’ait pas
été davantage mise en lien avec d’autres traditions, d’autres lectures,
comme elle y invite elle-même2. La seule confrontation avec
la Règle du Maître n’est pas suffisante pour comprendre la
perspective de Benoît. L’on ne peut pas séparer un texte législatif - ou
du moins un texte qui se réclame de ce genre littéraire - de la
réflexion qui l’entoure. Si l’on y parvenait, le danger serait
d’absolutiser la Règle, ce contre quoi son auteur nous met en
garde*! Dans la Règle, le moine apprend à se rendre étranger à
toute mondanité, à ne pas chercher les rencontres avec les hôtes, à
demeurer au monastère, mais il ne trouve pas le motifs de ces
ordonnances4. Une lecture trop réduite de la tradition
monastique encourt ainsi un double écueil, celui de présenter le
monastère comme le ciel et le monde extérieur comme le lieu de la
tentation et du danger. Le moine fait alors tout son possible pour que
ce ciel en soit un (sécurité matérielle, confort et repliement), ou
encore absolutise une lecture moderne marquée par les sciences humaines
pour rendre compte de la clôture et de la stabilité.
Dans un ouvrage magistral qui offre une synthèse de son étude sur la
Règle de saint Benoît, Adalbert de Vogüé, dans un chapitre intitulé
« Le monastère et le monde »5, montre le lien entre le
chapitre 53 sur l’accueil des hôtes et le chapitre 66 sur le portier
pour présenter le paradoxe de ce rapport au monde :
De cette oscillation constante entre l’amour des hommes qui sont hors du
monastère et la crainte du monde qui les enveloppe, les deux chapitres
de Benoît nous offrent d’excellents exemples. Représentatifs, à cet
égard, d’une pensée commune, ils proposent avec d’autant plus de force à
notre réflexion le double thème de
l’accueil et de la séparation.6
Vogüé souhaite ici montrer la conjonction et les rapports entre ces deux
attitudes apparemment contradictoires. En fait, il se contente de
montrer la nécessité d’un paradoxe :
Séparation et hospitalité sont donc deux manifestations du même amour :
suivre le Christ, recevoir le Christ. Le suivre entraîne hors du monde,
mais là de nouveau, il vient à nous sous les espèces de ceux qui sont
dans le monde, et nous le recevons. Alors se vérifie dans l’hospitalité
l’amour qui a provoqué la séparation. Ayant quitté le monde par charité
pour Dieu et pour les hommes, le moine doit se préparer à l’accueil et
attendre la venue de celui qui dit : « J’étais hôte, et vous m’avez reçu
» [...] Ainsi revient à notre pensée la tendance séparatiste de la vie
monastique, complément indissociable de l’esprit d’accueil. La
séparation dont il s’agit n’est pas seulement ni principalement affaire
d’éloignement physique et de particularités visibles, de lieux
solitaires et d’habits distinctifs, d’observances originales et de
silence. Ces choses ne sont que signes et instruments de la séparation
essentielle, du renoncement au péché, de la conversion vers Dieu7.
La question reste entière : comment le moine peut-il aimer en se tenant
à une telle distance de ses contemporains ? L’amour chrétien vécu
jusqu’au bout est-il ici authentique ? Adalbert de Vogüé décrit le
discours monastique, mais répond-il vraiment à la question fondamentale
du « pourquoi » de la séparation du monde ? Comment l’ébauche de sa
réponse est-elle consonante avec l’Évangile ? Ainsi éludée, la fuga
mundi8 sera souvent comprise comme le corollaire du
contemptus mundi9.
Au lendemain du Concile, en plein débat sur la relation du chrétien au
monde, a paru un numéro de la Revue d’Ascétique et de Mystique10
sur la notion de « Mépris du monde ». Dans l’introduction, Jean-Claude
Guy annonce une approche historique et un souci de ne pas transposer ce
concept dans des contextes culturels différents. Le thème étudié est
abordé selon une approche chronologique : le monachisme ancien, le Moyen
Âge, saint Bernard, l’ouvrage de l’imitation de Jésus- Christ,
l’influence jésuite au début du dix-septième siècle, l’influence de Port
Royal, la pensée du P. Ramière sur l’articulation entre les liens du
monde et l’union à Dieu et enfin la pensée de Vatican II.
Une lecture de ce livre, si instructive soit-elle, laisse le lecteur sur
sa faim, ou du moins la première partie où Jean- Claude Guy tente de
repérer l’expression contemptus mundi chez saint Jean Cassien,
mais sans jamais s’interroger sur l’influence métaphysique et
anthropologique d’Évagre, et semble oublier que la seule expression «
mépris du monde » ne recouvre pas - loin de là - la démarche monastique
de Cassien sur le sujet. Réginald Grégoire et Francesco Lazzari
procèdent de manière identique avec la littérature monastique médiévale
et avec l’œuvre de saint Bernard.
À partir de l’article de Michel de Certeau sur l’influence de la pensée
ignatienne11, la réflexion porte le souci d’une herméneutique
:
Chaque crise requiert un retour à l’esprit des origines. Mais comment
accède-t-on à cet « esprit », sinon par une critique et une sorte de
mise entre parenthèses de la tradition telle qu’elle est immédiatement
reçue ? Et parmi les voies qui leur permettent de rejoindre l’esprit
initial, les « réformistes » privilégient, comme toujours, leur
expérience personnelle de ce même « esprit », c’est-à- dire l’expérience
qui se reconnaît dans l’interprétation qu’elle donne des origines13.
Ce constat est révélateur des études patristiques sur le rapport au
monde : là où les auteurs du second millénaire sont facilement situés
dans leur contexte historique, philosophique, théologique, et où leurs
formules et leurs analyses donnent lieu à une herméneutique, les textes
et les attitudes qui sont développés chez les Pères échappent bien
souvent à cette démarche. Leur éloignement dans le temps rend difficile
la compréhension de leurs positions, et la déférence due au caractère
quelque peu normatif de leurs écrits conduit généralement à se contenter
d’une lecture respectueuse de leurs textes : aussi le travail de
l’érudit se réduit-il habituellement à situer leurs pensées sur un plan
géographique et dans le monde des idées. Il en résulte un caractère
quelque peu desséchant de ces études et une réception par le peuple
chrétien de quelques morceaux choisis et de quelques formules qui
semblent écrites pour les hommes de tous les temps, quand il n’y a pas
une simple indifférence, voire une farouche opposition, comme si ces
auteurs semblaient étrangers à la fraîcheur évangélique. Par ailleurs,
d’autres érudits qui ne se situent pas dans le sérail de la vie
monastique n’hésitent pas à se saisir de ces mêmes textes et en arrivent
à des conclusions plus simples, moins nuancées, et étrangères à la
pensée profonde de leurs auteurs.
« Le
MOINE, SÉPARÉ DE TOUS » : UN THÈME MAL COMPRIS
L’absence d’études, patristiques et monastiques, sur le fondement
théologique et spirituel de la séparation du moine a des conséquences
sur la lecture de ce thème dans la littérature chrétienne contemporaine.
Tout d’abord, on peut remarquer qu’assez peu d’historiens ou de
théologiens modernes ont
étudié le dossier patristique du
contemptus mundi. Le seul à notre connaissance qui ait proposé une
synthèse sur le sujet est le Professeur Robert Bultot11 de la
faculté de théologie de Louvain. Sa recherche se place sur un terrain
polémique : pour lui, le « mépris du monde » a été développé par des
religieux et des prêtres, inquiets de leur seule perfection et
négligents vis-à-vis de questions de grande importance. Leur discours
est fondé sur des présupposés philosophiques sur la nature et la
condition humaine qui ne sont pas consonants avec l’Évangile. Les
historiens de la spiritualité ont toujours négligé de faire un travail
d’herméneutique des divers filons culturels, la spiritualité chrétienne
s’est constituée au détriment des valeurs profanes, et la notion
fondamentale dont toutes les autres découlent est le mépris du monde.
L’argumentation de Bultot est fondée sur une étude de saint Pierre
Damien dont on peut résumer les conclusions par cette citation :
Pierre Damien ne développe pas une spiritualité monastique à l’intérieur
d’une vision chrétienne générale qui reconnaîtrait comme telles les
valeurs humaines auxquelles le moine quant à lui renonce ; c’est au
contraire sa vision monastique qui constitue pour lui la vision
chrétienne. La représentation de la condition humaine qu’elle contient
est à ses yeux objective tout simplement, et c’est par rapport à elle
qu’il juge les laïcs. Les valeurs humaines, l’ordre des fins
intermédiaires n’existent donc pas dans son christianisme. Les assumer
ne peut revêtir de signification que négative15.
Même si Pierre Damien a pu être qualifié d’esempio del medioevale
contemptus mundi16, la démarche de l’auteur est fort
discutable. Tout en disant : « Il est nécessaire de savoir ce qu’un
auteur pense de l’univers, de la relation de l’homme avec l’univers,
avec son corps, de la relation de l’homme avec son âme, sa sexualité...
pour savoir ce que signifie pour lui, le “mépris du monde” »17,
il ne cesse pas de reprocher à un homme du xie siècle de ne
pas avoir l’intelligence des choses d’un homme du xxe siècle18.
De plus, Robert Bultot utilise ses conclusions sur saint Pierre Damien
et le monachisme du XIe siècle pour rendre compte des débuts
du monachisme.
La conclusion de son article résume bien une réflexion qui ne cesse pas
de jongler avec les siècles et les régions, pour donner une impression
d’ensemble de toute la pensée chrétienne :
La vision du monde dont le christianisme historique était prégnant a été
construite par des spécialistes du surnaturel « professionnellement »
portés à exténuer l’ordre naturel, voire à assimiler « profane » à «
païen » et « païen » à « satanique ». Et soucieux surtout de s’en servir
à leurs fins propres, exclusivement surnaturelles. On comprend que des
générations de catholiques formées dans cet esprit se soient montrées
peu ouvertes à l’évolution moderne, peu perspicaces quant au sens de ses
innovations et plus enclines à les condamner qu’à y participer de
manière spontanée et constructive, dans l’ordre humain19.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur cet auteur, il suffit de
renvoyer à l’article de Lazzari mentionné plus haut ; la réponse de
Bultot à cette critique, parue la même année dans la même revue, n’offre
rien de convaincant.
Il est cependant encore un point que développe Bultot et qu’il convient
de reprendre ici, tant il est vrai qu’il s’agit d’un poncif :
l’influence de la philosophie grecque et de son mépris de la nature
humaine sur l’exode des moines.
L’ascendance de la pensée grecque sur le christianisme naissant a été
largement étudiée. Sa conséquence sur le retrait du monde dans la vie
monastique a été souvent affirmée comme une évidence ; pour
vraisemblable qu’elle soit, il nous apparaît que celle-ci doit cependant
être nuancée. Pour ce qui concerne la période de l’histoire de l’Église
antérieure à 230, l’exposé de la foi semble tout entier dominé par une
conception unitive de l’univers influencée par le stoïcisme20.
À l’opposé, nous avons alors le gnosticisme, la grande hérésie des
premiers âges de l’Église, qui soutient des thèses dualistes pour
qualifier le rapport entre Dieu et l’univers, entre l’homme et le monde,
à l’intérieur de l’homme entre le corps et l’âme, et dans l’âme même
entre ses différents modes de connaissance.
André Bremond,
dans un article, compare le moine chrétien et le sage stoïcien : alors
que l’attention du stoïcien est tout entière portée sur la raison
universelle, le moine du désert est tout simplement spontané21.
Bremond met en lumière la joie spirituelle chez les Pères et la tension
désespérée chez le Stoïcien :
Le Stoïque : mourir est affreux et vivre n’a pas de sens. Cependant
soyons sérieux. Gardons à tout prix la gravité. Abstiens-toi et
supporte. Pourquoi ? Pour rien. L’effort est ici le tout de la sagesse,
une fin en soi. Le moine prolonge le jeûne pour mortifier ce besoin de
manger qui l’empêche
de prier sans distraction... 11 vit debout sur une colonne, moyen
extraordinaire, mais encore moyen. Il garde tout son bon sens ; il est
prêt à descendre si les Pères l’ordonnent22.
Il n’est pas juste d’opposer le Stoïcien, l’homme de la réflexion et de
la raison au moine chrétien. Si ce dernier s’est défini lui-même comme
un philosophe, c’est bien parce que la philosophie ancienne lui
apparaissait comme un véritable chemin de vie. À ce propos, Pierre Hadot
s’est employé à montrer que la philosophie ancienne était entendue par
les moines comme un chemin de vie :
Si les chrétiens ont pu reprendre le mot grec
philosophia,
pour désigner cette perfection de la vie chrétienne qu’est le
monachisme, c’est que le mot philosophia désignait bien un mode
de vie, en sorte qu’en reprenant le mot, les « philosophes chrétiens »
ont été amenés à introduire dans le christianisme des pratiques et des
attitudes héritées de la philosophie profane [...J. Le christianisme est
indiscutablement un mode de vie. Qu’il se soit présenté comme une
philosophie ne pose donc aucun problème.2 3
Et pourtant, Épictète, au début du second siècle de
l'ère chrétienne, place ses interlocuteurs
devant un défi, celui de lui montrer un vrai stoïcien :
Montrez moi un stoïcien, si vous en avez un. Où cela et comment ? Oui,
vous pouvez m’en montrer des milliers qui récitent les sentences
stoïciennes. Mais ces mêmes individus récitent-ils moins bien les
sentences épicuriennes ? [...] Qu’est-ce donc qu’un stoïcien ?
Montrez-moi un homme malade et heureux, en danger et heureux, mourant et
heureux, exilé et heureux, discrédité et heureux ! Montrez-le ! J’ai le
désir, par les dieux, de contempler un stoïcien. Mais vous ne pouvez me
montrer l’homme ainsi modelé. Montrez-moi, du moins, celui qui se
modèle, celui qui s’est orienté dans cette direction. Faites-moi cette
faveur ! Ne refusez pas à un vieillard la vue d’un spectacle que jusqu’à
ce jour je n’ai pas contemplé [...]. C’est une âme que l’un de vous doit
me montrer, une âme d’homme qui veuille faire avec Dieu une seule
volonté et ne plus récriminer contre Dieu ou contre un homme, n’être
frustré de rien, ne se heurter à rien, ne plus s’irriter, ne plus céder
à l’envie ou à la jalousie [...]. Montrez-m’
en un. Vous ne le pouvez pas24.
Pour Jules Lebreton2 ’, la « conquête chrétienne » a pu
s’appuyer sur un désir que le stoïcisme avait su éveiller sans parvenir
toutefois à assouvir la soif de ses disciples. Quoi qu’il en soit, il se
présentait bel et bien comme une règle de vie. Ce passage d’Épictète ne
semble pas avoir été un simple lieu commun d’école. Il y a bel et bien
ici la véritable motivation de tout stoïcien que le christianisme et le
monachisme en particulier répéteront à l’envie : « Ce ne sont pas les
discours qui sont beaux, c’est la vie »26.
L’origine du monachisme chrétien ne saurait se réduire à l’influence
culturelle du stoïcisme, du platonisme ou du néoplatonisme, il fait
avant tout écho à un désir intérieur né de l’attachement à la personne
de Jésus-Christ. La forme que prend ce désir, les moyens utilisés pour y
répondre sont bien ceux de la culture ambiante, mais pas le désir
lui-même. S’il en allait autrement, comment expliquer que les moines de
Syrie, dont l’antériorité sur le monachisme égyptien n’est plus à
démontrer, aient pu marquer avec une telle intensité leur rupture avec
le monde sans avoir subi l’influence de la philosophie grecque ?
Un autre ouvrage sur la séparation des moines2' procède de la
même manière que celui de Robert Bultot. Ce livre a paru dans une
collection qui a pour vocation d’offrir aux étudiants européens des
manuels sur les réalités historiques qui ont forgé l’identité de
l’Europe. L’auteur, Ludo Milis, dès l’introduction, propose sa méthode
de réflexion :
Nous avons choisi une approche thématique plutôt que chronologique, car
le mécanisme mental sous-jacent au monachisme montre une remarquable
continuité, de l’Antiquité tardive au Moyen Âge et, au-delà même,
jusqu’à nos jours : c’est une recherche de réalisation personnelle
spirituelle dans un contexte social caractérisé par la vie en commun,
même si on l’a interprété à travers les siècles de façon différente28.
Est-il si sûr que la compréhension médiévale de la fuga mundi ait
les mêmes fondements théologiques chez Antoine, Aphraate de Perse,
Pachôme, Basile ou Benoît ? Est-il vraiment pertinent d’évoquer le thème
de la « réalisation personnelle » pour rendre compte d’attitudes
antérieures à la modernité ?
L’auteur, après avoir ainsi posé les préalables de sa pensée, développe
différents points où l’on a coutume de reconnaître l’influence positive
des moines.
Leur rôle dans le développement agricole, économique et social
Le pessimisme et le rejet du monde représentent les clefs de la pensée
religieuse médiévale. Quelle en fut la conséquence pour ceux qui
s’interrogeaient sur la dimension sociale de la religion, et en
particulier du monachisme ? Quelle pouvait être la contribution des
moines angéliques à une société de gens terrestres ? Le pessimisme et le
rejet du monde auraient-ils pu mener au « progrès » puisque tout «
progrès » menait à la décadence ? Le conservatisme - éviter que les
choses deviennent pires - n’était-il pas le but de la vie des moines sur
terre ? Échapper au monde - toute l’année, toute la vie - n’était-il pas
le seul « sens » que les moines pouvaient rechercher afin d’atteindre la
vie éternelle ? Si les moines ont joué un rôle social, c’est-à-dire
orienté vers le monde, n’était-ce pas le résultat de leur incapacité à
accomplir l’idéal spirituel orienté vers le Ciel
20?
Il est étonnant ici qu’une objectivité historique se trouve vidée de
tout contenu par une approche psychologisante des
faits!
Leur soutien apporté aux indigents
Pour ce qui concerne l’activité caritative des moines, l’auteur s’appuie
sur une étude des Annales de l’abbaye de Vézelay en Bourgogne:
Elles mettent en évidence les centres d’intérêt et les critères de
sélection des événements importants de leurs auteurs successifs. Les
décès et les successions de dignitaires, tant ecclésiastiques que
laïques, représentent la masse de l’information, plus des trois quarts.
La moitié de ce qui reste traite d’autres événements d’ordre
ecclésiastique [comme les dédicaces d’églises], d’ordre militaire [liés
par exemple aux croisades], ou d’ordre astronomique et météorologique
[éclipses, intempéries, inondations et, dans ce sillage, famines]. Les
considérations humanitaires, le souci de la survie des populations en
cas de famine, par exemple, ne sont pas la raison pour laquelle on garde
en mémoire ces calamités - le sentiment de compassion est en tout cas
rarement exprimé [...]. L’absence d’informations confirme que le peuple
ordinaire ne constituait pas une préoccupation première dans l’esprit et
le cœur des moines30.
Les multiples occupations des moines ne doivent pas, dit- on, distraire
la communauté dans sa recherche de Dieu. En réalité, le fait que les
divers engagements des moines n’apparaissent pas dans les Annales ne
présume pas d’une quelconque indifférence vis-à-vis des misères du
monde; il traduit plutôt une prise de distance de la communauté avec les
activités diverses et variées menées par les uns et les autres. La
communauté monastique, par sa discrétion, permet une insertion plus
large des engagements de chacun dans le rayonnement du monastère, sans
préjudice pour sa vocation spirituelle d’union à Dieu.
la procédure est très simple : nous nous occupons de vous ici-bas, vous
vous préoccupez de nous là-haut. La protection et la sécurité dans ce
monde sont le prix que paient les nobles pour la rédemption de leur âme.
Ainsi le paradis ou l’enfer, la destinée finale qui suit le jugement
dernier n’est ni déterminée par la prédestination ni le résultat d’un
style de vie de haute éthique personnelle. Le ciel s’achète, le ciel est
acheté [...].
On essaie de se faire une idée du prix et on
le paie. C’est comme un contrat d’assurance qui rend la vie ici- bas
plus commode et augmente les chances d’une vie future en bonheur
31.
Outre la caricature du propos, s’il est un point où le présupposé
méthodologique posé par l’auteur au début de son ouvrage32 ne
fonctionne pas, c’est bien ici ! Rien de plus étranger aux moines de
l’Antiquité que ce « commerce des âmes », leur influence spirituelle se
manifestait alors bien autrement !
La vérité des bénédictins était traditionnellement limitée et protégée
par leur propre isolement spirituel, tandis que la vérité des écoles et
des ordres nouveaux s’imposait plus facilement au monde séculier qu’ils
infiltraient avec dynamisme. Ses représentants étaient entendus dans les
cours princières ou ecclésiastiques, qui devenaient de plus en plus
puissantes, car elles étaient l’expression de systèmes de gouvernement
plus centralisés et même plus autoritaires33.
C’est une critique bien curieuse, parce que vraiment anachronique, que
de reprocher aux écoles monastiques de n’avoir pas su procéder à
l’instar des écoles cathédrales selon un savoir de type universitaire :
avant la découverte de la métaphysique d’Aristote, la vie intellectuelle
procède peu sous le mode de la « question » théologique, mais plutôt
selon un procédé illustré magnifiquement dans la Lettre sur la vie
contemplative de Guigues le Chartreux. Le but de toute recherche est
bien d’apprendre à lire la Bible en vue de contempler Dieu, c’est alors
tout le sens du Trivium et du Quadrivium. Les sciences
profanes permettent de comprendre la Bible dont les textes s’éclairent
les uns par les autres, cette intelligence des textes - lectio -
ouvre au sens spirituel, transforme le cœur et l’agir au point de
favoriser l’union à Dieu. Ce ne sont pas alors les moines qui sont «
protégés par leur propre isolement spirituel », mais le monde dans
lequel ils vivent qui évolue paisiblement dans un contexte de
chrétienté.
En général, le monachisme n’exerçait aucune influence significative sur
la façon qu’avait le peuple commun de répondre à ses propres nécessités
architecturales et à son [éventuel] accompagnement décoratif, ni au
niveau matériel, ni au niveau spirituel ou fonctionnel. Les niveaux
étaient trop distants. Les techniques de construction en usage dans les
abbayes contribuaient pauvrement aux projets civils, si ce n’est aux
constructions complexes ou aux palais du bas Moyen Âge. L’ésotérisme du
message décoratif restait incompréhensible pour le public et, enfin,
tant la construction que les décorations soulignaient la clôture
monastique et la recherche du divin
34.
L’auteur parle ici de l’art comme s’il s’agissait de techniques
agricoles. Si la pratique de la culture araire n’avait été suivie
d’aucune postérité, faute de possibilité matérielle par les milieux
paysans, on pourrait certes en conclure sur une absence d’influence. Il
en va tout autrement de l’art dont « l’utilité » ne réside pas en sa
capacité d’être reproduit, mais dans son aptitude à rejoindre l’homme
dans ses aspirations les plus profondes. Sur ce point, l’importance des
pèlerinages, et les nombreux témoignages sur les visites effectuées aux
monastères pendant toute l’époque médiévale montre bien que le peuple
chrétien se reconnaissait en ces lieux comme en des espaces où il
pouvait retrouver vie.
Après de telles affirmations, la conclusion de l’auteur ne surprend pas,
mais il est bon de la rapporter, tant elle est significative d’une idée
répandue sur la conséquence de la séparation des moines d’avec le monde
:
La société n’est jamais devenue cette « abbaye généralisée » que
quelques théoriciens avaient prévue dans leur projet d’une civitas
terrena ressemblant au Ciel sur terre. Le but du monachisme, c’était
la perfection, parce que le Ciel est parfait [...]. Le monachisme, et
spécialement le monachisme bénédictin, présentait une réponse adéquate à
la sanctification personnelle par le renoncement de soi. Il faut le
considérer comme la solution la meilleure et la plus équilibrée jamais
élaborée dans notre aire culturelle, une évasion adéquate de la terre,
de la matière et de l’homme35.
Face à de telles opinions, somme toute assez communes, le moine peut
répondre en resituant les points traités dans leur contexte comme nous
avons essayé de le faire, mais la question de fond demeure : quel sens
donner à cette séparation pour des hommes attachés à une foi chrétienne,
dont le concept essentiel est bien l’articulation des deux commandements
? N’y a-t-il pas un lien entre ce mutisme théologique des moines sur le
fondement de leur vocation, et la prolifération de discours
contemporains sur la vie monastique qui rejoignent ceux de Ludo Milis ?
Proposition de réponse
Le fondement scripturaire de l’attitude du moine qui part au désert est
souvent rattaché au verset johannique : « Ils ne sont pas du monde,
comme moi je ne suis pas du monde » (Jn 17, 16)
36.
À partir de là, l’intérêt de toute étude sur le sujet est de montrer
comment faire pour se détacher du monde. Il faut alors avoir recours à
tous les détours possibles pour montrer comment et pourquoi cette
attitude n’est pas une condamnation du monde...
Cette position occulte une question fondamentale : pourquoi ces hommes
sont-ils partis au désert ? Sans vouloir prétendre à une réponse
exhaustive, une lecture attentive des sources fait apparaître que
beaucoup d’entre eux répondaient à un besoin fondamental, celui d’être
sauvé. La séparation du monde d’un Père du désert comme Abba Arsène est
marquée par un certain radicalisme, car il cherche d’abord son propre
salut :
Abba Arsène, étant encore au palais, priait Dieu en disant : « Seigneur,
conduis-moi de façon que je sois sauvé », Et une voix lui vint qui
disait : « Arsène, fuis les hommes et tu es sauvé ». Le même, s’étant
retiré dans la vie solitaire, pria de nouveau « en disant la
même parole » [Mt 26, 44] et il entendit une voix lui disant :
« Arsène, fuis, tais-toi, reste dans le recueillement : ce sont là les
racines de l’impeccabilité »
37.
L’attitude d’Arsène est bien davantage celle d’un homme en quête de son
salut. Un apophtegme attribué à Abba Jean évoque un enseignement
monastique plus propice aux
rencontres humaines :
Il y avait à Scété un vieillard fort adonné aux labeurs corporels, mais
pas très fin pour ce qui est des pensées. Il s’en vint trouver Abba Jean
pour l’interroger au sujet de l’oubli. Ayant reçu de lui une parole, il
rentra dans sa cellule et oublia ce que lui avait dit Abba Jean. Il alla
donc de nouveau l’interroger et, ayant reçu de lui la même réponse, il
s’en retourna. Comme il arrivait à sa cellule de nouveau, et ainsi de
suite un grand nombre de fois, il allait et au retour, il succombait à
l’oubli. Plus tard, rencontrant le vieillard, il lui dit : « Tu sais,
Abba, j’ai encore oublié ce que tu m’as dit ; mais par crainte de
t’accabler, je ne suis pas venu ». Abba Jean lui dit : « Va, allume
une lampe », il l’alluma. Il lui dit à
nouveau : « Apporte d’autres lampes et allume-les à celle-là ».
Il le fit. Alors Abba Jean lui dit : « Est-ce
que la lampe a subi quelque dommage du fait qu’on ait allumé sur elle
d’autres lampes ? » Il lui dit : « Non ». Le vieillard dit : « Eh bien,
il en est de même pour Jean : même si tout Scété venait à moi, cela ne
m’enlèverait rien de la grâce du Christ. Donc, quand tu voudras, viens
sans hésiter. » Et ainsi, grâce à l’endurance de l’un et de l’autre,
Dieu retira l’oubli au vieillard. Telle était l’œuvre des scétiotes :
donner de l’ardeur à ceux qui ont à combattre et se faire violence à
soi-même pour se gagner les uns les autres au bien
38.
Ces deux exemples montrent le paradoxe de la littérature monastique : ce
n’est pas une littérature systématique, elle s’appuie sur des
expériences de vie à partir desquelles il est difficile de dégager un
enseignement absolu ; ou plutôt, tout en recueillant l’enseignement des
moines, il convient de se rendre attentif au chemin particulier du salut
qui a permis la mise par écrit de tel ou tel enseignement.
Dieu ne choisit jamais une entité collective, mais un homme qui écoute
par toute sa vie la Parole, et il fait sortir de lui « un peuple plus
nombreux que les étoiles dans le ciel ». Lorsque le peuple est
constitué, que la promesse est accomplie, à son tour, ce peuple se tient
devant Dieu comme un homme seul. Israël est la fiancée, l’épouse,
l’enfant... Ainsi la communauté n’est pas ce qui reste quand on fait
abstraction des personnes, ni un courant de vie, mais une vie d’unité
qui prend naissance dans le mystère de l’amour personnel et
tri(u)nitaire de Dieu. Cette vie ne menace pas la spécificité des
personnes, elle l’accomplit dans la communion.
La difficulté pour le monachisme occidental est - comme cela a été dit
plus haut - de se trouver quelque peu « enfermé » dans la seule Règle
de saint Benoît ; or, la littérature monastique est pareille à un
trépied constitué par les biographies des moines, par les écrits de
doctrine et par les Règles39. Il est important de ne
pas séparer l’un de ces éléments de l’ensemble.
Cette trilogie se repère très bien chez Pachôme avec les Vies de
Pachôme, les Règles de Pachôme, et les Catéchèses de
Pachôme. La décadence subite de ce monachisme tient à l’oubli par
ses successeurs de cette dynamique40. Cette même trilogie se
repère aussi chez Augustin avec les Confessions, les Règles
et plusieurs écrits de doctrine monastique ; pareillement dans la
tradition lérinienne. Chez Benoît, les Dialogues de saint
Grégoire ont joué un rôle prépondérant dans la diffusion du monachisme
bénédictin, et la Règle réunit des textes de doctrine spirituelle
(RB 1-7 en particulier) qui servent de clef de lecture spirituelle à la
législation proprement dite et une Règle au sens strict. Elle est
donc un livre de sagesse qui ne sépare jamais la pratique la plus
réaliste et les aspirations mystiques les plus profondes. On pourrait
citer ainsi plusieurs autres exemples. Lorsque l’un des trois pôles fait
défaut, les disciples comblent ce déficit. Ainsi, à la Vie d’Antoine
et à ses
Lettres
a-t-on rajouté une Règle ; aux écrits de doctrine de Cassien une
autre Règle, etc. L’auteur de la Vie des Pères du Jura -
dont le titre exact est plutôt : « Vie et Règle des saints Pères
Romain, Lupicin et Oyend abbés des monastères du Jura », répond à une
demande de deux frères du monastère d’Agaune de recevoir une Règle,
celle qui a été mise au point dans les monastères du Jura. Or, l’auteur
anonyme, pour accompagner cette Règle, rédige aussi les vies de
Romain, Lupicin et Oyend. Voici comment sœur Lazare commente cette
initiative de l’auteur anonyme :
Il ne vient pas à l’idée des anciens qu’une Règle monastique
puisse être dissociée de la Vie soit du législateur soit de ceux qui
l’ont pratiquée ; sinon elle serait une lettre morte. De même que
l’Écriture ne peut être saisie que dans la tradition vivante des
communautés croyantes, de même une Règle ne peut être comprise
qu’à travers l’existence de ceux qui l’ont vécue. D’autre part, pour les
anciens, la « Vie » d’un moine c’est un type de traité de doctrine
spirituelle. Le fait est bien connu : quand Athanase veut donner des
soubassements fermes de doctrine à la pratique des moines et les aider à
ne pas partir dans des voies incertaines, il écrit la Vie d’Antoine.
Écrire une vie permet de présenter un modèle qui appelle et stimule ;
cela permet aussi de relativiser la doctrine que l’on donne, non point
pour l’affaiblir mais pour montrer qu’elle n’a de sens que dans des
situations concrètes, pour des personnes telles qu’elles sont, sans
chercher à en faire une théorie universelle. L’enseignement monastique
est toujours une communication personnelle, à un disciple qui s’engage
41.
À la base de toute la littérature monastique, il y a des Vies - en
particulier la Vie d’Antoine
-. Ces
biographies ont constitué les premières « Règles » : il
s’agissait alors de vivre selon l’expérience des « Pères »
42.
Comprendre les Règles monastiques, c’est aussi se référer à des
textes plus pratiques que doctrinaux. À ce propos, les Vies
occupent un rôle essentiel, celui de transmettre un
témoignage qui illustre le bien-fondé des préceptes. Les Écrits de
doctrine monastique sont une tentative de théoriser une expérience, il
ne suffit pas d’agir, il faut savoir pourquoi on agit ainsi et surtout
comprendre l’unité de sa vie et de ses exigences.
La Règle permet la mise en œuvre pratique et circonstanciée de la
doctrine et la possibilité de prendre une distance avec la personnalité
des Pères. Elle est à donc lire en écho à la tradition monastique. Une
lecture fondamentaliste de la Règle met en péril le seul
véritable absolu - celui du Christ et de son Évangile - auxquels
renvoient continûment les écrits de doctrine monastique
43.
Or, ce qui est manifeste dans la plupart des Vies
comme dans nombre de textes doctrinaux, mais qui apparaît
peu dans les Règles, c’est la cause de la rupture du moine avec
le monde entendue comme une nécessité personnelle qui ne présume en rien
de la qualité du monde que l’on quitte. Ce qui apparaît de prime abord
comme un certain antagonisme relève en fait, essentiellement, d’un
besoin personnel d’être sauvé.
Dans sa première encyclique, Deus Caritas est, Benoît XVI déclare
qu’en commandant d’aimer, Dieu ne prescrit pas d’inventer un sentiment,
mais il ordonne ce qu’il donne, son amour premier. Son analyse est
consonante avec l’attitude du moine :
Celui qui peut aider, reconnaît que c’est justement de cette manière
qu’il est aidé lui aussi. Le fait de pouvoir aider n’est ni son mérite
ni un titre d’orgueil. Cette tâche est une grâce [...] L’amour du
prochain se révèle possible par Jésus. Il consiste dans le fait que
j’aime aussi en Dieu et avec Dieu la personne que je n’apprécie pas ou
que je ne connais même pas. Cela ne peut se réaliser qu’à partir de la
rencontre intime avec Dieu, une rencontre qui est devenue communion de
volonté pour aller jusqu’à toucher le sentiment [...]. Au-delà de
l’apparence extérieure de l’autre, jaillit son attente intérieure d’un
geste d’amour, d’un geste d’attention Je vois avec les yeux du Christ et
je peux donner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont
extérieurement nécessaires : je peux lui donner le regard d’amour dont
il a besoin
44.
Se poser la question de la fuga mundi à partir de la nécessité du
salut, voilà qui ouvre une voie nouvelle. Pourtant, cette perspective
rend compte du paradoxe de ces anciens qui, tout à la fois, se séparent
du monde et ne cessent pas de se rendre disponibles à lui lorsqu’il les
sollicite. Elle ne présente pas le monde comme une terre à quitter pour
trouver le salut ; elle parle de l’homme comme d’un être en quête de
liberté intérieure, soucieux d’habiter avec lui-même et d’apaiser les
vacarmes de ses passions. Une fois libéré, il est disponible au service
des hommes, sans jamais perdre de vue la fragilité de sa condition.
Méthode d’investigation
Pour éclairer la Règle de saint Benoît dans son rapport au monde,
nous mènerons donc notre étude à partir d’un examen de plusieurs grands
textes de la littérature monastique d’Orient et d’Occident, antérieure
au milieu du VIe siècle. La première partie portera davantage
sur la dimension archétypale de la vie monastique, la seconde sur le
monachisme cénobitique. La lecture de nombreuses biographies permettra
des synthèses plus théologiques, en particulier sur l’articulation de la
grâce et de l’ascèse (chapitre 3) et sur le statut de la loi monastique,
de la Règle (chapitre 6). Bien conscient qu’il existe une grande
diversité dans la dénomination de ces hommes et de ces femmes, nous
utiliserons d’une manière générale pour les désigner l’appellation de «
moine », parfois aussi celle « d’ascète », ou encore de « philosophe »
pour les régions où ce terme est employé.
Dans la première partie, pour comprendre le sens de la fuga mundi,
le choix de porter l’attention sur les biographies monastiques impose de
s’attacher à la figure d’Antoine dont la vie écrite par saint Athanase a
eu un rayonnement considérable, avant d’envisager d’autres formes de
séparation moins connues, comme celles des moines hypèthres et stylites.
Le fait de recueillir ces témoignages devrait aider à mieux comprendre
le sens véritable de cette attitude chez ceux-là mêmes qui l’ont
adoptée, et peut-être de vérifier s’il existe ou non des constantes dans
ces attitudes.
En donnant la parole à d’autres moines à travers le récit de leurs
biographies, nous interrogerons le sens d’une ascèse vécue comme un
chemin de libération et d’ouverture sur l’amour, dans lequel la place
accordée à la chasteté est souvent déterminante.
Nous nous interrogerons, dans une deuxième partie, sur le choix de la
vie cénobitique : est-il le fait d’êtres trop fragiles pour mener seuls
le combat du désert? ou encore, est-il le retentissement du paradoxe
évangélique? Que devient la solitude dans la vie cénobitique?
La perspective monastique telle qu’elle a pu être définie dans la voie
anachorétique comme trajectoire de sanctification sera ici interrogée
par la tradition cénobitique en trois lieux particulièrement
significatifs du combat au
désert:
-
celui du passage de la crainte à l’amour: Comment la communauté
permet-elle au moine de vivre ce passage si capital dans la tradition
anachorétique? Comment est-il vécu dans les relations communautaires,
mais aussi dans les relations avec les hôtes?
-
celui de la prière continuelle: Comment la communauté avec une prière
communautaire à heures fixes a-t-elle maintenu cet idéal? N’y a-t-il pas
eu une perte d’intensité dans l’union à Dieu?
-
que devient le rapport intense d’obéissance qui lie l’Abba du désert à
son disciple dans une relation de type cénobitique et d’engagement à vie
dans une communauté ?
À travers ces trois points, la question à éclairer sera de savoir si la
tradition cénobitique. en particulier celle qui est menée selon la
Règle de saint Benoît, est - ou non - une authentique
cénobitisation des valeurs anachorétiques.
Si l’obéissance à l’Abba était la seule médiation vécue au désert,
désormais il faudra remarquer - outre le déplacement
dans la conception de l'Abbé - l’intrusion de
deux nouveaux pôles particulièrement caractéristiques de la relation du
moine avec le monde : le monastère et la Règle. Comme le prévoit
Benoît, ces trois centres d’intérêt seront à penser dans une
interdépendance. Leur connexion n’est-elle pas, à la fois, la calme
assurance d’une distance nécessaire vis-à-vis du monde et un refus de
toute idéologie vis-à-vis de ce monde ?
Finalement, la prise au sérieux de la vie communautaire ne sera-t-elle
pas l’occasion pour le moine de découvrir que non seulement la rencontre
n’est pas incompatible avec la solitude, mais que le Sauveur pour lequel
il a tout quitté se donne à lui sous les traits de son abbé, de son
frère, de tout homme ? C’est à partir de cette expérience théologale de
la médiation qu’il sera possible de penser l’obéissance du moine à
l’abbé, mais aussi à ses frères et aux hôtes qui le visitent. Quel est
le rapport entre la notion « d’obéissance mutuelle » que développe
Benoît à la fin de sa Règle et le service du moine au monde, sa
capacité à le transfigurer dans un regard théologal ?
1.
Sur le plan historique, la traduction des sources monastiques a été une
œuvre fondamentale avec la participation à la collection « Sources
chrétiennes » aux Éditions du Cerf, ou aux collections « Spiritualité
Orientale » et « Vie monastique • aux Éditions de Bellefontalne.
2.
RB 73.
3.
RB 18. 22 : RB 40 : RB 73...
4.
Il est intéressant de relever à ce propos que saint Benoît d'Aniane
apporte le même argument (lui qui a pourtant imposé la RB a tous les
monastères d'Occident I) lorsqu’il écrit la Préface de sa Concordance
des Règles monastiques : la RB a besoin pour sa propre
intelligibilité des autres textes monastiques.
5.
In La Règle de saint Benoit. Commentaire doctrinal et spirituel.
1977. p. 360-371.
6.
Ibid., p. 363.
7.
Ibid.,
p. 365.369 370.
8.
Fuite du monde.
9.
Mépris du monde.
10.
RAM.
t. XI 1(1965). 3- 163.
11.
RAM. t. XLI (1965), 3 - 163, p. 339 386.
13.
Art. Cil., p.378.
14.
Robert Bultot, « Aux
sources du divorce entre l’Église et le monde moderne : la doctrine du
mépris du monde », dans Rêves de Chrétienté, réalités du monde, Actes
du colloque, Louvain la Neuve, 4 6 novembre 1999, Paris, Éd. du
Cerf. p. 17-58. C’est dans cet article bien plus que dans ses ouvrages,
que l’auteur développe sa pensée. Du même auteur, voir aussi : La
doctrine du mépris du monde en Occident, de S. Ambroise à Innocent
III, t. IV : Le IIe siècle. Volume 1 : Pierre Damien.
Louvain-Paris, Nauwelaerts, 1963 ; volume 2 : Jean de récamp. Hermann
Contract, Roger de Caen. Anselme de Canterbury, Ibid., 1964. Ph.
Delhaye a rendu compte de ces deux ouvrages dans RUE, 1964, t.
1.IX, p. 908 912. Pour la controverse : F.
Uz7.ari, « S. Pierre
Damien et le contemptus mundi. À propos d’un livre récent », in
RAM, 1964, t. XL, p. 185-196 ; Robert
Bultot, < Méthode et
conditionnement. Réponse à propos de S. Pierre Damien », Ibid.,
p. 4-81-492 ; « Une fausse querelle à propos de S. Pierre Damien »,
Louvain Paris, Nauwelaerts, 1965, 16 p. Sur le même sujet du mépris du
monde, voir en outre Robert But TOT. « Le mépris du monde cher S.
Colomban », dans R5R, 1961, t. XXXV, p. 356-368 ; « Mépris du monde,
misère et dignité de l'homme dans la pensée d'innocent III ». dans
Cahiers de civilisation médiévale, 1961, t. IV, p. 441-456 ; « La
doctrine du mépris du monde chez Bernard le Clunisien », dans Le
Moyen Age, 1964, t. LXX, p. 170 204 et 355-376 ; « Pour un
élargissement de point de vue en histoire de la spiritualité », dans Collectanea
Ordinis Cisterciensium
reformatum. 1964. t. XXVI, p.
43-56 ; • Spirituels et théologiens devant l'homme et le monde ». dans
Revue thomiste, 1964, t. LXIV, p. 517*548 ; « Moines
d'aujourd'hui et moines d'autrefois. Rupture et continuités nécessaires
», in ta Vie spirituelle, 1906, t. CX1V, p. 313-333.
151. Robert Bultot, ta
doctrine du mépris du monde-, p. 120.
16.
C. VaSOIJ, la filosofia
medioevale,
Milano, 1961, p. 93.
17.
Robert Bultot, < Aux
sources du divorce entre l’Église
et le monde moderne », p. 17 58.
18.
F. Lazzari. « S. Pierre
Damien et le contemptus mundi », p. 185-196.
19.
Robert Bultot, « Aux
sources du divorce entre l'Église et le monde moderne », p. 58.
20.
< Il y a là vraiment un courant stoïcien. Unité I Unité de l'homme !
Unité du monde ! Unité de l'homme avec le monde ! Unité même entre le
monde et Dieu dont la Providence constitue la loi cosmique. Dans ce
rapprochement de Dieu, de l'homme et du monde, comment ne pas
reconnaître une influence de cette philosophie de l’univers qu’est le
stoïcisme » : Michel Spanneut,
Le stoïcisme des Pères de l'Église de Clément de Rome
à Clément d'Alexandrie, Seuil (coll. < Patristica Sorbonensia »,
1), 1957, p. 427.
21.
Le
Stoïcisme se
donne pour une
philosophie raisonnée, individuelle
et sociale. Et c’est au nom de la
raison et au nom de la société qu'il réprouve l'héroïsme chrétien.
Entendons Marc Aurèle : « L’étal de préparation à la mort, qu'il
provienne d'un jugement personnel, non d'un simple esprit d'opposition,
comme chez les chrétiens. Qu’il soit raisonné, grave, sans pose
théâtrale I » C'est cela, le chrétien qui méprise la mort, le martyr ou
l'ascète du désert n'a pas de principes médités, il n’est pas sérieux.
11 joue un rôle d'opposition, non de conformité à h Nature. Son attitude
est celle d'un tragédien. Soyons graves. Soyons simples. Ne jouons pas
la tragédie. Mais est il vrai que nos héros manquent de simplicité ? Le
dernier grief serait le plus sérieux s’il n’était manifeste, à qui a
vécu tant soit peu dans la familiarité des Pères, qu'il porte à faux. On
peut, au contraire, le retourner contre le Stoïque. Notre moine, même
dans ses excès occasionnels qu’il faut reconnaître et expliquer, est
naturel et spontané. Le Stoïcien est tendu, appliqué, toujours occupé,
de très bonne foi, de se composer intérieurement « extérieurement dans
une attitude raisonnable |...j. C'est lui le tragédien. Enfin le Stoïque
condamne la Solitude du Moine, le moine ermite ou cénobite se retranche
de la société des hommes, de la grande cité. Il condamne le monde, il
est « ennemi du genre humain », antisocial au premier chef. Et
maintenant, demandons au Moine [...] ce qu’il pense du Stoïcisme. Il n’a
qu'un mot pour le réprouver : « Orgueil » : André BtrMOND, « le
moine et le stoïcien : le Stoïcisme et la Philosophie du désert », dans
RAM. 1927, 29. p. 28-29.
22.
André BREMOND. art. cit., p. 39.
23.
Pierre Hadot, Qu est-ce
que la philosophie antique ?.
Gallimard (coll. « Folio/Essais », 280), 1995, p. 371.
24.
ÉPKTtrt. Entretiens II, 19,22-27, Puis, Les Belles Lettres, 1947,
p. 82 83.
25.
« Le monde païen et la conquête chrétienne », dans Études. 20
juin 1925. t. 183/21, p. 641-660.
26.
Non eloquimur magna, sed vivants :
Minucius Feux.
Octavius, 38 - Cette opposition entre la philosophie séparée de la vie
et la fécondité de la vie chrétienne se retrouve tout au long de
l’apologétique : Athénaoore,
Légat., Il 33 ;
Tertuluen, Apol., 50 ;
Cyprien, De bono
paticntiae, 2 3... Voir aussi
AthanaSE, Vie d'Antoine, 72-80...
27.
Ludo Mius, Les moines et le peuple dans l'Europe du Moyen Âge.
Paris, Belin (coll. « Europe & Histoire »), 2002.
28.
L. Mius, Les moines et le peuple dans l'Europe du Moyen Âge, p.
4.
29.
L Mius, Les moines et le peuple, p. 22.
30.
Ibid.,
p. 64 65.
31.
Ibid.,
p. 83 84.
32.
« Le mécanisme mental sous jacent au monachisme montre une remarquable
continuité, de l’Ant iquité tardive au Moyen Âge et. au-delà même,
jusqu'à nos jours » : Ibid., p. 4.
33.
Ibid..
p. 107.
34.
Ibid.,
p. 128.
35fbtd., p. 144.
36.
Jean-Claude Guy, «
Introduction », dans RAM, t. XU (1965). 3 - 163, p. 235.
37.
Abba Arsène, « Apophtegmes
» 39 et 40. in Les Sentences des Pères du désert, collection
alphabétique, Solesmes. 1981.
38.
Abba Jean, « Apophtegme »
345. in Les Sentences des Pères du désert, collection alphabétique.
Solesmes. 1981.
39.
Les apophtegmes sont un genre littéraire particulier. À la question
posée par le disciple. l’Abba, ne donne que des éléments de réponse qui
obligent le disciple à se saisir lui-même de la réponse précise dans le
concret de son existence. La vie est le développement de l'apophtegme.
Les apophtegmes, tout en ayant un caractère doctrinal, sont là pour
surprendre (RB 5 a un peu cette fonction, on a là un chapitre dont le
contenu de la Régula n'aura de cesse de nuancer les affirmations
trop abruptes).
40.
« Pour répondre aux diverses exigences - tant matérielles que
spirituelles - de ses monastères et assurer la bonne marche de la vie
commune, saint Pachôme a tracé à ses moines un bon nombre de préceptes
dont des recueils ont pu être faits, même de son vivant. Pachôme était
cependant soucieux de centrer tous les efforts ascétiques de ses moines
sur l’observance des préceptes de l’Évangile et d'orienter leur
attention vers la réalité spirituelle fondamentale de la communion
fraternelle. Après sa mort, ses deux successeurs. Horsièse et Théodore,
insistèrent à outrance sur la fidélité aux préceptes de Pachôme comme
moyen de maintenir l’unité de la Congrégation. Le juridisme remplaça le
charisme, et ce fut la source d'un déclin rapide » : Armand
Veilleux,
https://users.skynet.be/bs775533/Armand/wri/interpr
mon-rule-fra.htm.
41.
Sœur l-azare de Shihac,
Approches de la Règle de saint Benoît, Séminaire pour maîtresses
de novices cisterciennes Laval. 9-23 septembre 1982, fascicule 1, ronéo,
p. 31-32.
42.
« Lorsque les anciens désiraient donner un enseignement monastique,
lorsqu’ils voulaient transmettre une expérience pour soutenir une
formation spirituelle, ils choisissaient, la plupart du temps, d’écrire
la vie d'un saint moine : cette vie était à la fois un appel et un
exemple ; elle laissait libre le moine qui se mettait à cette école,
tout en lui donnant un enseignement plus fort que toute théorie. Mais
ces Vies ont toujours un caractère idéalisé,
cela fait partie du genre littéraire, et
elles sont centrées sur un seul saint personnage » : Sœur Lazare de
Seilhac, Approches de
la Règle de saint Benoit, p. 189.
43.
De même qu'il ne faut pas dire trop vite que la Règle est un condensé de
l’Évangile, il ne faut pas non plus se précipiter à affirmer quelle est
une synthèse de la doctrine monastique : l'histoire du monachisme ne
s’est pas arrêtée avec Benoît et celui ci n’a pas rédigé sa Régie
à h façon d’un théoricien qui aurait étudié la tradition antérieure pour
en faire un résumé. Benoît s’est situé à un moment donné de l’histoire
de l’évolution monastique dans un contexte géographique
et culturel déterminé
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2 febbraio 2020 a cura di Alberto "da Cormano" alberto@ora-et-labora.net